Le chant des Marais, hymne européen de la déportation, est une œuvre  collective créée en juillet-août 1933 dans le camp de concentration nazi de Börgermoor situé dans le Pays de l'Ems en Basse-Saxe. Ce camp de travail  est rattaché au camp principal de Papenburg, ville où étaient administrés les premiers camps de l'Allemagne nazie.

 

 

 

L'incendie du Reichstag

Dans la nuit du 27 au 28 janvier 1933, le Reichstag (parlement allemand) est incendié. Cet évènement a lieu quelques semaines après l'arrivée au pouvoir d'Hitler et quelques mois avant la tenue des élections législatives - prévue le 5 mars - dans un contexte de tensions et violences - multiplications des intimidations et des agressions contre les adversaires politiques par les sections d'assaut (SA).    

Hitler attribue l'incendie à un prétendu complot communiste et fait arrêter plusieurs milliers de responsables du KPD (parti communiste allemand).

Le 23 mars 1933 est ouvert près de Munich, à Dachau, le premier camp de concentration. Il va recevoir les opposants politiques et les suspects.

 

Le camp de Börgermoor (moor signifiant "marais")

 

Le 20 juin 1933 le ministère de l’Intérieur décide la création à Börgermoor, Esterwegen et Neusustrum, de trois camps avec une contenance de 5 000 « Schutzhäftlinge » (opposants politiques).

Les environs de ces camps où sont emprisonnés cinq mille travailleurs allemands sont sinistres et d'une extrême tristesse - aux alentours ce ne sont que des marais et landes. Les prisonniers sont employés à travailler  dans les marais .

 

Longue marche en chantant vers les marais

La musique et les chants font partie du quotidien des détenus des camps, puisque les gardiens les obligent à chanter lorsqu'ils partent au travail.

Ils devaient marcher au pas et en colonnes, deux heures pour se rendre sur le lieu de travail, et deux heures pour revenir à leurs baraquements.

Leur tâche était effroyablement difficile : toute la journée les prisonniers devaient ouvrir les tranchées avec de lourdes pelles, de l’eau jusqu’aux genoux. 

 

Le chant de Börgermoor

 

Dans cette communauté de misère, soudée par une forte cohésion, germa rapidement l’idée de créer un chant qui serait celui des bagnards du marais, pelletant sans relâche sous la contrainte tout en continuant à espérer…

Un ouvrier mineur,  de Marienburg dans la Ruhr ,  nommé Esser, militant du parti communiste allemand (KPD), eut l'idée d'un chant et promit à ses camarades  d'y réfléchir. Cet homme avait déjà publié des poèmes. La forme laissant un peu à désirer, Esser le soumit à Wolfgang Langhoff (1)  qui retravailla le texte et écrivit le refrain.  

 

Un autre détenu, Rudy Goguel (2), proposa d'écrire la musique, mais il demanda d''être au calme pour travailler.

 

 

Rudy Goguel témoigne : « Mes camarades jugèrent possible de me soustraire du travail dans le marais à condition de m’infliger une blessure
volontaire…Ce qui fut fait. Ainsi, pouvais-je entrer à l’infirmerie qui était en cours d’installation et commençait à fonctionner…Les camarades me procurèrent une guitare, objet rare à Börgermoor. J’avais également quelques feuilles de papier, un crayon et, bien entendu, le texte du poème… Au premier matin, une équipe de détenus faisant office de couvreurs et de peintres, commandée par un SS, se mit au travail autour. Le SS forçait les détenus à chanter toute la journée des chansons de soldats : il criait, hurlait, frappait. Des coups de marteaux étaient frappés sur les parois, sur le toit. Toutes sortes de bruits. Pas une minute de silence. Et j’étais là, sur mon lit, essayant de trouver des notes que je copiais, raturais, surchargeais, sur mes feuilles. Je m’étais mis du papier mâché dans les oreilles. Cependant, le soir venu, tout rentrait dans le calme. C’est donc finalement au cours des deux nuits suivantes que j’ai composé la mélodie.
Le poème ne comportait que des couplets, j’ai donc repris dedans pour trouver les paroles nécessaires au refrain. Voilà comment le" Börgermoorlied" a été composé en trois jours avec le rythme et le
chœur à quatre voix chanté quinze jours plus tard… »

 

Le bruit cadencé des coups de  marteaux évoquait le rythme des bêches dans le marais. La composition de Rudy Goguel en est un écho profond.

Le Börgermoorlied - le Chant des Marais était né.

Wolfgang Langhoff  expliqua que c'est dans les lavabos du bloc 8 au retour des marais, qu'a lieu avec beaucoup de précautions, la répétition à quatre voix du chant.

 

Les détenus constituèrent un cirque : "Le cirque de monsieur Konzentrazani" (référence au cirque Sarrasani qui jouit alors en Allemagne d’une grande popularité) Un jour le cirque donna une représentation devant l'ensemble des détenus et des gardiens du camp. A la fin du spectacle Langhoff annonça :« Camarades nous allons vous chanter, pour la première fois, le Chant de Börgermoor, écoutez le bien et reprenez le refrain en chœur ».

Seize chanteurs se sont présentés, dans leurs uniformes de prisonniers (vert à cette époque), la bêche sur l'épaule.

 

Le chœur commença, en allemand, d'une voix lente et grave à un rythme de marche: « Partout où porte le regard on ne voit que le marais et la lande.....»

 

Les mille détenus observaient un profond silence comme pétrifiés, le chœur poursuit : « Nous sommes les soldats de Börgermoor et nous marchons plus la bêche sur l'épaule dans le marais »     

La totalité des mille détenus reprirent le refrain en chœur.

 

Au dernier refrain « Alors les soldats de Börgermoor ne marcheront plus la bêche sur l'épaule dans le marais »                                                                 

 

Les seize chanteurs ont planté leur bêche dans le sable et ont quitté la scène.

Deux jours après la représentation, la chanson fut interdite dans le camp.

 

 

Le voyage du chant en Europe

 

 

Certains détenus furent transférés vers d’autres camps proches : une variante reçut en 1936 le titre de « Wir sind die Moorsoldaten » (« Nous sommes les soldats des marais »).

Wolfgang Langhoff réussit à gagner la Suisse, où il rédigea son témoignage et fit imprimer le texte du chant.

 

Un second rescapé de Börgermoor, réfugié à Londres, y rencontra le compositeur allemand Hans Eisler (3), qui en fit une adaptation et la confia à Ernst Busch, combattant des Brigades Internationales : Radio Madrid le popularisa en Espagne.

 

D’autres rescapés de Börgermoor se réfugièrent en Tchécoslovaquie : le texte original y fut imprimé dès 1935 ; Radio Prague le diffusa. De Madrid à Paris, de Prague à Moscou, le Chant des Marais se propagea.

 

 

En France

 

 

Il entra au répertoire de chorales dès 1936 sous le nom de Chant des Marais à côté d’autres chants antifascistes, ou d’airs plus traditionnels. Il fut chanté dans les camps du sud de la France, où nombre de républicains espagnols furent internés.

Les déportés du convoi du 18 août 1944 vers Buchenwald - un des derniers convois partis de Compiègne - l’entonnèrent.

En 1945, alors que les déportés n’étaient encore pas tous rentrés, le compositeur Louis Liebard voulut l’harmoniser pour 5 voix, les auteurs se bousculèrent nombreux.

Esser, inspirateur des paroles originales en allemand resta dans l’anonymat ;
Rudy Goguel, auteur de la musique restait inconnu ; quant au véritable auteur des paroles françaises, il ne se manifesta jamais.

 

A l'entrée du site du camp de concentration de Börgmoor, une pierre présente les paroles du premier couplet et du refrain.

 

Le " Peat bog soldiers "  (les soldats des tourbières)

Dessin de  Hanns Kralik réalisé au camp de Börgermoor en 1933.

 

Chant original allemand  (Die Moorsoldaten)

traduit en français (Les soldats des marais)

 

Pour écouter le Chant des Marais en français (cliquez ici)

Pour écouter le Chant des Marais en allemand (cliquez ici)

 

Notes :

(1)  - Rudy GOGUEL

Né en 1908 à Strasbourg alors annexée, il fut arrêté en 1933 ; il termina son périple concentrationnaire en 1944 au camp de Neuengamme et fut un des rares rescapés de la tragédie du Cap Arcona dans la baie de Lübeck. Après-guerre, il professa à l’Université Humboldt de Berlin. Il disparut le 29 octobre 1976

(2) - Wolfgang LANGHOFF

Né le 6 octobre 1901 à Berlin ; comédien et metteur en scène au théâtre de Düsseldorf ; arrêté en février 1933, après l’incendie du Reichstag ; interné « préventivement « en compagnie du dessinateur Karl Schwesig, transféré à Börgermoor puis à Lichtenburg dont il est libéré en 1934. Congédié du théâtre, rayé des listes professionnelles, il gagna la Suisse. Décédé le 25 août 1966.

(3) - Hans EISLER

Né en 1898 à Leipzig, élève de Schönberg et de Webern. Il crut reconnaître dans le Chant des Marais la ligne mélodique d’une ancienne berceuse allemande datant de la Guerre de Trente ans, mais cette interprétation se révéla fausse. Collaborateur de Bertold Brecht, après guerre, il composa notamment l’hymne de la RDA ; le cinéaste Alain Resnais lui demanda d’écrire la musique du film Nuit et Brouillard. Décédé le 6 septembre 1962.

Sources : le Patriote Résistant (FNDIRP) - Jean Paul Delvolder, fils de Jacques Delvolder, déporté belge.

 

ADIRP 37-41

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